Rapport de l’agent spécial Bruce Steeve — Londres, 21 septembre 1927

L’aube n’était qu’un soupir blafard dans l’immense gorge du ciel. Le brouillard londonien, tel un suaire humide, traînait entre les façades de briques, hésitant à profaner le silence sépulcral du British Museum. Un billet, griffonné à la hâte, avait quitté les mains d’un officier de Scotland Yard pour atteindre les miennes, accompagné d’une note du conservateur Terrence Downey, mon vieil ami et rival.

Le British muséum

« Salle égyptienne saccagée. Problème avec la pyramide. Très étrange. Venez — Downey. »

Cinq années d’efforts titanesques avaient été sacrifiées afin de rénover l’aile consacrée aux antiques d’Égypte. Le public n’y avait pas encore mis le pied ; seuls quelques restaurateurs et conservateurs privilégiés avaient osé se frayer un chemin entre les colosses muets et les sarcophages fendus. Une “Nouvelle Égypte”, disaient-ils, qui susciterait l’envie des musées de Berlin comme de Paris.

Je rejoignis Downey accompagné de mes camarades de la section 13, ces derniers savaient tout de mon parcours et de ma passion pour l’Egypte ptoléméenne…

La ville était un cimetière, et nos pas, étouffés par le brouillard, semblaient y résonner comme ceux d’apparitions. Devant les marches du musée, Downey se tenait là, vieilli prématurément — le succès que je convoitais jadis avait usé son âme. Sa moustache paraissait grelotter d’angoisse.

« Monsieur Steeve…mon ami… merci d’être venu si promptement. »

Nous pénétrâmes dans l’aile en travaux. Nulle sentinelle. En 1927, la sécurité se réduisait à des serrures épaisses et à l’illusion naïve que nul mortel n’oserait briser le verre sacré de l’Empire. Downey brandissait une lampe à pétrole dont la flamme titubante dessinait sur les murs les silhouettes déformées des dieux millénaires, contorsionnées comme des spectres torturés.

Puis nous atteignîmes la salle des antiquités funéraires. Un silence lourd se déposait sur nos épaules, tel un linceul invisible. La poussière, fraîche, trahissait des mouvements récents. Soudain, Downey s’arrêta. Et nous vîmes.

La grande vitrine centrale, celle qui devait héberger le joyau de l’exposition, gisait brisée — non pas cassée, mais éclatée comme si quelque force l’eût repoussée de l’intérieur. Les éclats de verre, scintillant dans la pénombre, évoquaient une constellation funèbre répandue à nos pieds.

Au centre du socle, intacte, se dressait une pyramide métallique d’environ quinze pouces. Simple en apparence, mais d’une noirceur troublante, comme huilée d’essence d’ombre. Pas de dorure, pas de cuivre, pas même cette patine verte que laisse le temps. Une matière inconnue, lisse comme la peau d’un cadavre poli.

« Par les dieux anciens… » souffla Carver.

Le gardien Brad approcha sa main, hésitant. Je l’entendis doucement murmurer, la voix étranglée :

« Chaude… Elle est chaude, Monsieur… comme si elle respirait. »

La pyramide portait des inscriptions — hiéroglyphes, oui, mais déformés, inversés, mêlés à des symboles d’une autre écriture, impossibles à rattacher à une langue vivante. Ni prières, ni noms, ni malédictions familières, mais quelque chose d’autre, d’indéchiffrable et de sinistrement cohérent.

Downey ne dit rien, mais son visage livide trahissait ce qu’il ne pouvait avouer : cette chose n’était pas répertoriée. Un don, peut-être, un oubli, un reliquat glissé entre les mailles du catalogue, déposé voilà une vingtaine d’années… et jamais étudié.

Je m’accroupis, contemplant les fragments de verre. Aucun assaillant. Aucune trace de pas. Pas le moindre éclat dispersé vers l’intérieur. Comme si l’objet avait été placé là… puis avait déchiré son propre tombeau.

Un frisson glacé me griffa l’échine.

Ce n’était pas une affaire de conservateur. Ce n’était pas une affaire pour Scotland Yard. Peut-être même pas pour nous, vétérans de la Somme, qui avions déjà vu l’humanité dévorée par l’indicible.

La pyramide semblait attendre. Elle guettait.

Dans ce silence oppressant, sous le regard creux des statues millénaires, je perçus le souffle glacé de quelque chose d’antique.

Quelque chose qui veillait.

Quelque chose qui n’aurait jamais dû être exhumé.

 

 

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